“Avec le canon d'un flingue entre les dents, on ne prononce que les voyelles.
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Ambiance sonore : Blood in my Eyes – Sum 41
Le sang dans mes yeux m'empêche de voir le visage de mes agresseurs. De toute façon, c'est sans importance. Plus de doute à avoir, je vais mourir ici. J'en ai pleinement conscience depuis plusieurs jours déjà et pourtant rien ne peut briser mon calme. Ça doit être ça qu'on appelle atteindre la plénitude, genre sérénité du Bouddha et toutes ces conneries... Je veux dire, merde ! Tout au long de notre vie on se demande comment on va crever, la moindre des choses serait quand même de le faire avec un minimum de classe le moment venu. C'est le dernier numéro, le clou du spectacle avant de tirer sa révérence.
Pour moi la fête est finie, éteignez les lumières...
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* *
Tic tac tic tac tic tac.
Tel le pendule de l'horloge, le prisonnier se balance au bout de sa chaîne. Plusieurs jours déjà qu'ils l'y ont suspendu. Peut-être une semaine. Peut-être un mois. Peut-être plus. Il a perdu toute notion du temps. Dans sa cellule noire comme le charbon, la lumière du jour ne filtre jamais. Il n'y a que la Nuit Noire, celle du désespoir. Ses yeux ne discernent plus que l'ombre de la mort, qu'il fasse jour ou nuit n'y pourra rien changer. L'essentiel de ses journées ne consistait qu'en une succession d'interminables séances de torture. Pour faire preuve d'un tel acharnement, ses geôliers devaient avoir une dent contre lui, sans qu'il ne se l'explique. Un hoquet de douleur lui fit d'ailleurs cracher l'une des siennes. Une molaire moins blanche qu'écarlate qui tomba aux pieds du gardien, lequel se para à sa vue de son plus beau sourire – qui n'en était pas moins hideux. Le rictus qui étirait ses lèvres le faisait ressembler à un bouledogue.
Le garçon n'avait jamais aimé les chiens, il aimerait encore moins celui-ci. Cette ressemblance, il s'était plu à l'évoquer dès ses premières minutes en cellule. Grand mal lui en prit. Il se pensait trop fort pour se laisser briser, il se pensait un esprit libre et supérieur. Il n'était rien de tout ça, oh que non, et il l'avait appris à ses dépens. Son corps n'était plus que plaies, qu'elles soient encore ouvertes ou mal cicatrisées. Son esprit était ailleurs, brisé en mille morceaux. Pour peu qu'on lui adresse la parole, c'était à peine s'il condescendait à fixer son interlocuteur d'un regard vague, éteint. Son âme s'en était allée en ne laissant derrière elle qu'un pantin de chair et de sang, qu'un jouet qu'on prend plaisir à briser.
Si son mutisme nuisait à l'entrain de son tortionnaire ? Nenni. Tout au contraire, l'absence de réaction ne faisait que l'encourager à mettre plus de coeur à l'ouvrage. Si ses charmantes attentions n'obtenaient pas de réponse, il redoublait d'effort jusqu'à lui extorquer quelques cris de souffrance. Ce semblant de défi décuplait sa jouissance sadique. Sans trop savoir comment, son esprit avait accumulé quantité d'informations à son sujet au fil du temps. Cette mine de savoir inutile s'étendait des présentations faites le premier jour à un nombre affolant de détails et de manies analysés avec minutie en passant par les détails triviaux de la vie quotidienne. Pendant qu'il était mis au supplice, son esprit était trop brumeux pour qu'il ait connaissance de ces informations.
La porte s'était refermée, le laissant en tête à tête avec le silence et l'obscurité.
L'individu portait le doux prénom de Jäger, et était de nationalité étrangère. Âgé de trente-trois ans, il avait un fils. Un enfant issu d'un divorce. La liaison se serait mal terminée et il vivrait depuis en célibataire endurci. Et, à en juger par son physique ingrat, son bouc émissaire plaignait sincèrement la femme qui avait dû un beau matin se réveiller et le découvrir à ses côtés. Il y avait effectivement de quoi mettre un terme prématuré à leur relation. Quoi qu'il en soit, la mère n'aurait pu se résoudre à abandonner l'enfant et l'aurait donc laissé à sa charge au moment de leur séparation. La nécessité de trouver du travail se serait fait davantage sentir avec deux bouches à nourrir au lieu d'une, et il aurait été contraint d'accepter n'importe quoi, même les contrats les plus sordides. D'abord réticent, il se sera finalement rendu compte qu'il n'y avait pas que de mauvais aspect à être en charge des prisonniers. Ici, personne ne viendrait se soucier de leur sort ; qu'ils meurent ou qu'ils vivent, aucune différence. En ces temps de crise, les choses n'avaient fait qu'empirer.
Et le voici, le martinet à la main.
Que la violence physique envers les détenus soit autorisé ne suffisait pas, il fallut en plus qu'elle soit vivement recommandée. En ces temps troublés, les lourds secrets étaient sur toutes les lèvres. Parmi la population, certains en savaient plus long qu'ils ne voulaient bien l'avouer, et tomber sur la bonne personne pouvait avoir un impact déterminant dans le devenir de la nation. Bien évidemment, cela n'avait jusque là pas été un franc succès : la « main d'oeuvre » du gouvernement en place n'avait vu là que l'occasion rêvée de passer leurs nerfs sur les captifs dont la tête ne leur revenait pas. Pour en revenir à ce flot de connaissance, une minute de réflexion finit par lui donner une idée de sa provenance. Son bourreau aimait parler, de lui en particulier, et sa voix de baryton suffisait à couvrir le bruit des coups de fouet sans qu'il n'ait à monter d'un octave. Certains éléments de sa vie privée avaient dû lui échapper à force de discours fleuves. Le reste n'était que pure déduction. Jusqu'à quel point pouvait-il se fier à l'opinion qu'il s'était forgée ? Ses souvenirs étaient trop flous pour pouvoir le dire.
Endurer ces sévices exigeait de lui une discipline à toute épreuve. Faire le vide dans ses pensées n'y aurait pas suffi. Il devait se retirer aux confins de son esprit et attendre. Attendre que ce soit fini. Ce n'était qu'une fois la douleur passée qu'il était libre de réinvestir son corps et de retrouver une ébauche de vivacité. Il n'aurait pas pu tenir autrement. Qu'il ait résisté si longtemps était déjà impensable. Dès que la lourde porte en fonte pivotait sur ses gonds, rongée par la rouille, il verrouillait le fil de ses pensées pour n'être plus que l'ombre de lui-même. Dans ses rares moments de lucidité, il avait trouvé judicieux de se comparer aux pièces de viande qui, à l'origine, étaient accrochées à cette même chaîne. Puisque de toute évidence il perdait son statut d'être humain aux yeux de sa bête noire, le titre de quartier de bœuf lui revenait de droit. Sa ressemblance avec la pièce de viande ne s'arrêtait pas là, puisque tout comme elle il avait été battu pour l'attendrir. Et à n'en pas douter, son cerbère personnel avait des mains de boucher. Pour n'en avoir jamais vu, il aurait pu se demander d'où lui venait cette certitude, mais il avait rapidement compris que la question était stupide. Comme s'il était possible d'en douter.
Ça oui, il avait été battu, tant et tant que la chair n'était plus tendre mais flasque. Pouvoir se dire qu'il n'avait plus que la peau sur les os aurait été un message optimiste, car il n'avait même plus ça. Pas complètement en tout cas. À son arrivée, il lui fallait un plan. La première étape aurait été de se soustraire à ses liens. Et bien que son obstination à essayer force le respect, jamais il n'y était parvenu. La seule et unique fois où il avait manqué de toucher au but, l'énergie lui avait manqué pour libérer sa seconde main. Dès son entrée dans la cellule, le dénommé Jäger s'était fait fort de le remettre à sa place – au propre comme au figuré. Ce qui n'avait selon toute vraisemblance pas réussi à éloigner cette idée. Ses poignets étaient à vif, et sa tentative avortée s'était soldée par de lourds dommages aux ligaments. Si par un miracle qu'il n'espérait plus il devait regagner sa liberté, on ne pourrait sans doute jamais lui rendre sa pleine mobilité. Petit sacrifice, pourtant, s'il fallait y voir le prix à payer pour sortir de cet Enfer sur Terre.
Son regard erra sans voir dans la pièce, heurtant chaque aspérité, chaque fissure. Même s'il avait eu les mains libres, il n'aurait certainement pas eu la force de chercher une issue. Son esprit était brisé, son corps encore plus. Il n'était plus qu'une ombre meurtrie, un cri dans la nuit. Il s'était perdu dans les ténèbres de l'âme humaine. Ce qui l'avait mené dans ce cachot, il n'aurait su le dire : il l'avait oublié. Sa conscience était de Néant et de Vide. Purgé de toute sa substance, il restait là, pendu, sinistre, dans l'attente d'une dernière heure qui ne voulait pas venir. Il attendait. Ses yeux finirent enfin par se réhabituer pleinement à la pénombre. C'est là qu'il le vit, gisant au sol, alors qu'il n'avait plus pu le discerner depuis une éternité. Sous cette forme modeste se cachait son plus précieux trésor. Un rictus dément étira ses lèvres avant qu'il n'éclate d'une joie hystérique devant ce qui avait, ô tragédie, été la source de son malheur. Il n'aurait plus cru pouvoir pleurer tant son corps manquait d'hydratation mais la confusion était trop forte pour qu'il sente les larmes rouler le long de ses joues. Le bruit qu'elles faisaient en éclatant au sol était pourtant moindre face à cet éclat de rire lugubre.
Un cri dément retentit dans l'obscurité, avalé par la nuit noire.